Novembre 2016: centenaire de la mort de Jack London... C'est l'occasion de rencontrer sa femme, celle qu'il appelait "partenaire" ou "matelot" au sens de compagne de bord : Charmian Kittredge...
Certaines aventures ne peuvent naître que de la
rencontre des deux moitiés d’un tout. Telle fut la croisière du Snark.
La première moitié du tout est Jack London. En 1900,
à trente ans, l’écrivain aventurier est déjà célèbre. Son charme et...
son histoire lui attirent le succès sous toutes ses formes mais il garde, à cette date, le sentiment d’être inachevé. L’esprit brouillon, trop bouillonnant, il reste en quête d’action, d’exaltation, il dépense plus d’argent qu’il ne gagne… Bess London est dépassée, elle s’enferme dans la maternité et un cercle social trop étroit pour l’espèce de géant aux yeux d’enfant qu’elle a épousé.
La deuxième moitié du tout est Charmian Kittredge. À
vingt-neuf ans, contrairement à Bess, la jeune femme est loin d’être enfermée
dans quoi que ce soit ; elle a été élevée par une femme qui prônait
l’amour libre, exerce un métier, monte à cheval à califourchon, aime chanter à
tue-tête, n’a peur de rien, surtout pas de la mer ni des hommes.
Autour de Jack et Charmian, les avis sont
unanimes : ils sont faits pour s’aimer.
Un jour d’été de 1905, Jack London rêve auprès de sa
maîtresse : « Imagine… nous nous marions, nous construisons notre
maison et, après, nous faisons un voyage en bateau autour du
monde ? » « Pourquoi attendre que la maison soit bâtie ?
répond Charmian. Autant le faire avant. »
Ainsi le Snark voit-il le jour, joli voilier
de quatorze mètres dont la construction avance au gré des rentrées financières
de Jack ; ce n’est qu’en 1907 qu’il peut enfin prendre la mer.
Le terme de « croisière » attribué par Jack
London à sa traversée du Pacifique est une litote. Certes, c’est bien une
croisière qu’il comptait faire lorsque lui et Charmian ont mis le cap à
l’ouest. Mais dès la première semaine, le Snark en décide
autrement : mis à mal par un chaland dans le port de San Francisco, il
fait eau, ce qui endommage les machines et gâte les vivres du bord. Il faudra
un long séjour à Honolulu pour réorganiser le voyage, embaucher un équipage, et
s’amariner quelque peu. Enfin, le Snark repart. Après une traversée de
soixante jours sans escale, commence une longue errance à travers les archipels
de Polynésie et de Mélanésie, mélange tragi-comique de navigation, de
rencontres et d’écriture qui conduira le couple jusqu’en Australie.
En ces années-là, les îles du Pacifique n’ont guère
de ressemblance avec les clichés touristiques qui s’attacheront plus tard à
elles. Les îles Marquise, Tahiti, Bora-Bora, Pago-Pago, les Samoa, Guadalcanal… Certes, les cocotiers et les vahinés sont au
rendez-vous mais aussi les fièvres et les ulcères qui ne guérissent jamais, les
avaries qu’il faut réparer avec les moyens du bord, l’isolement dans tous les
sens du terme. De chaque escale, cependant, malgré les attaques de diverses
maladies tropicales. Jack et Charmian savent tirer le meilleur : peu de
personnages, peu de paysages ont échappé à l’œil de l’écrivain qui, dans la
cabine surchauffée du Snark, griffonne et dicte à Charmian,
sténo-dactylographe dans son ancienne vie, ce qui deviendra quelques-unes des
meilleures nouvelles de Jack London. Leur curiosité de reporter est insatiable,
à tel point qu’ils ne refuseront pas la proposition d’un certain capitaine
Jansen de les accompagner dans une de ces chasses aux esclaves déguisées en
« tournée de recrutement de travailleurs libres » qui se pratiquent
encore à l’époque dans les îles Salomon. En ces lieux, le Pacifique est un lieu
d’ombre et de mort. Quelques mois plus tôt le prédécesseur de Jansen s’est fait
tuer par des cannibales, sur l’île de Mala. Charmian décrira ainsi
l’endroit :
« Ces citadelles bien abritées de l’homme et de
la nature sont curieuses et belles, avec leurs murs où rien ne passe, maçonnés
en blocs de coraux de façon à résister à la violence de la mer. Les lignes
droites de ces murs sont rompues par l’angle des toits de chaumes et les
courbes ébauchées des palmiers cocoyers. Les ouvertures ménagées pour les
arrivées des pirogues sont étroites et entourées de fougères, escarpées, presque
inaccessibles, comme taillées à coups de hache dans l’épaisseur des
murs. »[1] Les deux aventuriers se
demandent si leur carrière va s’arrêter là : un coup de vent a drossé le
navire du capitaine Jansen sur un récif, et les eaux environnantes se sont couvertes
de pirogues chargées d’hommes armés qui attendent patiemment que le désastre
soit consommé pour se ruer sur l’épave. Jack et Charmian s’occupent à réunir
leurs affaires sans oublier leurs manuscrits et leur machine à écrire quand, au
bout de quatre heures et l’aide d’un navire de passage, le chasseur d’esclave
parvient à remettre son bâtiment à flot. De l’épisode, Jack London rapportera
un grand chien terrier nommé Satan qui sera le héros de plusieurs de ses
récits, dont l’Aventureuse.
Les îles Salomon auront été la dernière escale du Snark.
L’état de santé de son capitaine s’est détérioré au point qu’il lui faut touver
un hôpital au plus vite. La croisière s’achève donc, et les London rentrent en
Californie pour y poursuivre leur histoire complice, entre littérature, courses
à cheval et voile. Un an avant sa mort, en 1915 Jack London écrira cette
dédicace à Charmian : « Ma petite femme chérie, C’est toi, dans cet
Hawaï béni, huit ans après le voyage que nous y avons fait à bord de notre petit
bateau, que je retrouve non pas simplement une fois de plus mais encore plus
liés l’un à l’autre que jamais, ton cher mari. »
De leur croisière, les London ont aussi gardé un ami,
discret et solide membre de l’équipage du Snark, Martin Johnson, qu’ils
reçoivent dans leur ranch avec sa toute jeune épouse, Osa, qui sera, quelques
années plus tard, la plus photographiée de toutes les aventurières. Autre
chassé croisé de l’Histoire, c’est Charmian qui, en 1929, permettra à Ella
Maillart de financer son premier voyage.
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