Germaine Tillion dans les Aurès en 1935 |
La lettre dans son entier :
Fresnes, 3 janvier 1943
Messieurs,
J’ai été arrêtée le 13
août 1942, vous le savez, parce que je me trouvais dans une zone d’arrestation.
Ne sachant encore au juste de quoi m’inculper et espérant que je pourrais
suggérer moi-même une idée, on me mit, pendant trois mois environ, à un régime spécial
pour stimuler mon imagination. Malheureusement, ce régime acheva de m’abrutir
et mon commissaire dut se rabattre sur son propre génie, qui enfanta les cinq
accusations suivantes, dont quatre sont graves et une vraie:
1. Assistance sociale.
J'ai en effet fondé et dirigé personnellement pendant un an un service dont le
but était de venir en aide à tous les prisonniers de nos colonies relâchés
immédiatement après l'armistice. Des appuis officiels sont venus, et mon
organisation a fini par prendre une telle ampleur que je devais cesser de la
diriger ou renoncer à mes travaux scientifiques, ce qui ne se pouvait pas. J'ai
eu la chance de pouvoir confier mes équipes de visites d'hôpitaux et de
confection de colis dans de très bonnes mains (un commandant de l'armée
coloniale) en juillet 1941. À partir de cette date, je me suis consacrée
exclusivement à mon œuvre d'ethnologie berbère, mais sans renoncer à venir en
aide (à titre strictement privé et personnel) aux malheureux que le hasard
mettait sur mon chemin. Je demande donc: En quoi cela est-il contraire aux lois
de l'occupation ou à une loi quelconque?
2. Espionnage. Je
nie formellement avoir jamais fait quoi que ce soit pouvant être qualifié
ainsi. Depuis mon retour à Paris, je ne suis pas sortieune fois des limites du
département de la Seine, fait que la police allemande ne conteste pas. En
outre, je n'ai aucune compétence en matière militaire et, si j'avais eu des
curiosités dans ce sens, vous auriez ou en trouver des traces chez moi car vous
avez pu constater, par l'énorme fatras de mes papiers, tout ce qui m'intéresse
fort. D'autre part, la police allemande a contrôlé le fait que c'est dans un
café, par hasard, quelques mois avant mon arrestation, que j'ai rencontré un
géologue, M. Gilbert T., vaguement connu six ans plus tôt et perdu de vue.
Heureuse de reconnaître son obligeance d'il y a six ans, je l'invitai
cordialement à venir chez moi et je l'ai revu trois ou quatre fois sans y
attacher d'importance, car je connais beaucoup de gens à Paris et, en outre,
mes activités sociales et scientifiques m'amenaient de nombreux visiteurs.
N'oubliez pas que pendant 2 ans, je me suis trouvée à peu près seule
spécialiste de l'ethnologie berbère de ce côté-ci de la Méditerranée, les
autres résidant à Alger ou au Maroc. J'ai demandé à mon commissionnaire si,
étant chef d'une organisation d'espionnage, il ferait ses confidences à une
femme qu'il aurait connue dans un café et vue une ou deux fois (ce qui me
laissait une semaine ou deux pour "espionner" en ne perdant pas de
temps — et espionner quoi?). J'ajouterai ceci: si ce monsieur rencontré dans un
café et vu une ou deux fois m'avait fait de telles confidences, cela n'aurait
pu me paraître que très suspect; en 1942, un homme assez imprudent pour
commettre une inconséquence pareille ne peut être considéré que comme un fou ou
un agent provocateur. Bien au contraire, M. Gilbert T. me fit la meilleure
impression: extrême obligeance, bonté, droiture, dévouement. Et son ami, M.
Jacques Legrand, me parut être un homme lettré, d'un excellent milieu, modéré
et sûr dans ses jugements, très humains (en outre, ce sont des hommes
spartiates et courageux, mais c'est uniquement par vous, messieurs, que je le
sais). […] Je demande donc: quelle sorte d'espionnage ai-je fait? Pour le compte
de qui? Est-ce qu'un verre de bière pris à la terrasse d'un café constitue à
lui seul une preuve suffisante à vos yeux?
3. Evasion. J'aurais (si
l'on en croit mon acte d'accusation) fait évader, en compagnie de gens que je
connais à peine, des gens que je ne connais pas du tout. «Et comment m'y
suis-je prise?» ai-je demandé. Mais il ne fut pas répondu à cette question.
D'où je conclus que mon commissaire, présumant (non sans raison) que je ne
savais rien, préférait ne pas me mettre au courant. D'accord. Je demande donc
si je suis accusée ou non. Et, si je suis accusée, comment puis-je me défendre
si je ne sais pas avec détails de quoi je suis accusée?
4. Parachutistes.
J'aurais été très certainement ennuyée si un parachutiste était descendu dans
mon jardin, car il m'est absolument impossible de loger quelqu'un chez moi sans
que tout le quartier le sache: ma grand-mère, âgée de 93 Ans, va encore chez
quelques fournisseurs très proches et cause volontiers avec eux: en outre, nous
sommes servies depuis 25 ans par une excellente femme, mais la plus bavarde et
la plus peureuse du département. Je n’ose même pas imaginer quelles auraient pu
être leurs réactions à toutes deux en présence desdits parachutistes. La seule
chose dont je suis sûre, c'est que j'aurais jamais eu l'audace de m’y exposer.
Au surplus, si on les interroge avec adresse et douceur, elles vous attesteront
que pas un personnage du sexe masculin n'a reçu l'hospitalité chez moi depuis
l'armistice. Je demande donc: d'où sortent ces parachutistes? Où les ai-je
pris? Où les ai-je mis? Car je ne les ai pourtant pas dissimulés dans un repli
de ma conscience (en admettant que celle-ci ait des replis).
5. Entreprise
contre la police allemande. Je serais profondément navrée si l’on m’accusait
d’ironie, c’est pourquoi je me fais un devoir de citer mot à mot et en détail
ce qui me fut notifié au sujet de cette dernière et extraordinaire accusation.
Après avoir consulté (d’un œil un peu trop rapide) le dictionnaire, mon
commissaire me dit: «Vous êtes accusée d’avoir voulu naturaliser la police
allemande et les traîtres français». Il se rendit compte que ça ne «collait»
pas, car il repiqua dans son lexique. Simple lapsus. […]
Pendant que je
réfléchissais sur ce thème, mon commissaire, émergeant enfin de son dictionnaire
me disait: «Cette fois, je sais. Vous êtes chargée de rendre leur innocence aux
membres de la police allemande».
Il y a là peut-être
(probablement) un autre contresens, mais je fus si abasourdie (et réjouie)
devant cette entreprise grandiose que je ne songeai pas sur l’instant à
demander d’explication. J’ai pourtant
l’habitude des requêtes les plus extraordinaires, car, comme vous le savez,
j’ai vécu seule, en Afrique, pendant des années, en compagnie de tribus dites
sauvages: des femmes mariées à des démons m’ont demandé de les divorcer; un
vieux bonhomme (pire que Barbe-Bleue) qui avait, m’a-t-il dit, mangé ses huit
premières épouses, m’a demandé une recette pour ne pas manger la neuvième; des
tribus en guerre m'ont chargé d'un commun accord de leur tracer une frontière;
j'ai vu des paiements de prix du sang, des jemaâ secrètes, des sorciers dansant
une fois par an sur une montagne sacrée… Je ne parle pas de ceux qui, en
transe, avalent des charbons rouges et jouent avec des vipères, la chose étant
trop banale. Malgré ces compétences variées, je déclare formellement que, si
ces messieurs de la police allemande ont réellement perdu leur innocence,
je suis incapable de la leur rendre. Toutefois, s'ils tiennent à la retrouver,
ils ne doivent pas désespérer. […] Je ne puis que conseiller à mon commissaire
un pèlerinage sur les rives de ce fleuve fameux, d'où il nous reviendra,
espérons-le, paré des grâces de Parsifal, mais je souhaite vivement qu'on
n'attende pas cet heureux événement pour me dire que signifie cette histoire et
en quoi elle me regarde.
Voilà, messieurs, tout
ce que je sais au sujet de mon accusation. Vous reconnaîtrez vous-mêmes que
c'est peu et que, en apparence, ce n'est guère sérieux. Remarquez que je ne
proteste pas contre mon incarcération car je comprends parfaitement que le
ratissage actuel est nécessairement trop sommaire pour qu'il n'y ait pas un
grand nombre de personnes arrêtées sans raison. (Cela fait, peut-être,
compensation, à un plus grand nombre de personnes qui, ayant des raisons d'être
arrêtées, ne le sont pas. Et comme dit La Fontaine: «Si ce n'est toi, c'est
donc ton frère.») Très franchement, je vous assure que j'envisage sans peur et
sans mauvaise humeur tout ce qui n'atteint que moi —avec tout au plus un peu de
curiosité, mais vous ne la trouverez ni injustifiée ni prématurée, car il y a
près de six mois que je suis en prison.
C'est dans cette
espérance, messieurs, que je vous prie d'agréer l'expression de mes sentiments
choisis.
Germaine Tillion
En partenariat avec le site
DesLettres
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